SOHIER (Jean Emmanuel Fernand)

SOHIER, Jean Emmanuel Fernand (Elisabethville, 4 juin 1921 – Embourg (Méhagne), 3 juin 2010), magistrat, auteur.

Enfance au Congo belge et études en Belgique

Jean Sohier est un colonial né, appartenant à l'une des grandes familles coloniales. Le père, Antoine Sohier (1885-1963) a commencé sa carrière comme jeune magistrat en 1910 à Élisabethville et la termine en 1934 en tant que procureur général en Belgique. Le fils, Jean Sohier, se présente comme un ‘congolais de souche’ qui est né et a grandi au Congo. Quand la famille Sohier rentre en Belgique en 1934, Jean poursuit ses études secondaires à Arlon et à Liège. En 1944, il obtient un doctorat en droit et un diplôme en sciences politiques à l’université de Liège. En 1945, il y suit les cours de l'École coloniale. Parallèlement à ses études universitaires, il est actif dans la résistance pendant la guerre de 1940-1945.

Carrière coloniale (31 janvier 1946 au 21 juillet 1962)

Comme il avait goûté à l’Afrique, il retourne au Congo en 1946, selon ses propres paroles : « Tout imprégné de l’idéologie paternelle »[1]. ‘L’ ‘idéologie paternelle’ est celle exprimée plus tard officiellement dans le programme de politique coloniale de la ‘Communauté Belgo-Congolaise’, ce qui implique une certaine intégration des Congolais dans l’administration belge. Il totalisera « une carrière coloniale de 16,5 ans : 3,5 ans comme administrateur territorial, 8 ans comme substitut du procureur du roi, 5 ans comme juge au criminel »[2].

Le premier terme (1946-1949), se passe dans l’administration territoriale à Lusambo (Kasai). Arrivé à Léopoldville le 31 janvier 1946, il exerce la fonction d’agent territorial successivement à Luluabourg et à Luebo où il fonctionne comme itinérant pour les secteurs Charlesville et Bombo. À la suite d’une mauvaise chute, il doit être évacué le 12 septembre 1946 vers la Belgique. Rentré au Congo le 31 mars 1947, il est désigné pour le district de Sankuru. Le 15 mai 1949, sa carrière administrative prend fin. 

Il passe son deuxième terme (1949-1952) à Élisabethville en tant que substitut du procureur du roi au tribunal d’Élisabethville. Il s’y occupe entre autre de l’inspection de la prison. Là, il retrouve Simon Kimbangu, cette fois-ci plus dans la cuisine, mais consigné au cachot à perpétuité. Il avertit son supérieur de cette illégalité, mais il est vite éconduit. Il part en congé le 28 mai 1952. À l’instigation de Mgr Jean-Felix de Hemptinne, le vicaire apostolique du Katanga, il sera muté à Jadotville pour le terme suivant.

Il entame son troisième terme (1952-1955) au parquet de Jadotville (Likasi). Sensible aux droits fonciers coutumiers, il dénonce à Bruxelles le fait que jamais une enquête de vacance des terres n’ait été effectuée, ni des indemnités payées lors de l’établissement en 1939 du Parc national d’Upemba. Le 27 novembre 1955, il part en congé.

Pour son quatrième terme (1956-1959) il est affecté à Kolwezi, mais, après quelques mois il s’établit à Léopoldville en tant que juge au tribunal de première instance. Il y renoue avec ses relations d’Élisabethville dont Antoine Munongo, le petit-fils de Msiri, futur ministre katangais. À cause de la tension latente à Léopoldville, les Européens katangais s’arrangent pour regagner Élisabethville. Du point de vue professionnel, il juge cette période comme la plus fructueuse. Le 10 juillet 1959, il quitte le Congo pour un congé.

Son dernier terme (1960-1962) se passe à Élisabethville. Il sera confronté à deux indépendances : celle du Congo au 1er juillet 1960 et celle du Katanga dix jours plus tard quand il est mis à la disposition de la nouvelle administration. Il est témoin des émeutes de la Force publique du 10 juillet 1960 à Élisabethville et à Kolwezi. Il prend part à différentes commissions pour la mise en route de l’État indépendant du Katanga. Le 23 juillet 1960, Jean Sohier assiste à la réunion avec son père Antoine Sohier, envoyé du gouvernement belge, dans le but de « Convaincre les magistrats du Katanga de rester en fonction en dépit des scrupules qu’ils éprouvaient à servir un gouvernement sécessionniste »[3]. En 1961, il est témoin des « crimes de guerre nombreux des troupes onusiennes »[4]. Il est particulièrement révolté par l’assassinat le 13 décembre 1961, du délégué de la Croix Rouge, Georges Olivet et ses compagnons[5].

Sa famille doit se mettre en sécurité en Rhodésie du Nord. Lui-même reste à son poste. Pendant cette année encore, il enseigne le cours d’Introduction à l’étude du droit coutumier à l’Université d’Élisabethville. Il reprend la rédaction du Bulletin des juridictions indigènes et remplit les fonctions de président de l’Association internationale de droit africain, section d’Élisabethville.

Début 1962, il quitte le Congo. Sa carrière africaine prend officiellement fin le 21 juillet 1962. Il laisse comme testament un schema élaboré de ce qu’aurait pu être la future organisation de la justice dans le nouvel État du Katanga[6].

Pendant tout son séjour au Congo, Jean Sohier s’était engagé dans plusieurs activités caritatives et éducatives locales, comme la Société saint Vincent de Paul, la Croix rouge, le Cercle culturel St Benoît et le Cepsi (Centre d’études des problèmes sociaux indigènes). Il effectuera encore deux brefs séjours au Congo/Zaïre: en février 1969, pour donner un cours de droit coutumier à l’Université de Lubumbashi et, en décembre 1974, pour le cinquantième anniversaire de la Revue juridique du Zaïre.

Retour définitif en Belgique. La difficile transition

Lors de son retour définitif en Belgique en 1962, quelques grandes désillusions l’attendent. L’attitude critique envers la colonisation belge qui avait suivi l’Indépendance, l’émeut et blesse son sentiment de justice[7]. Il est incorporé le 10 octobre 1962 dans la magistrature belge au titre de substitut de l’auditeur militaire en campagne. En 1967, il est finalement intégré dans le cadre régulier de la magistrature grâce à sa nomination en tant que juge au Tribunal de première instance à Liège. De 1985 à 1987, il remplit la fonction de vice-président du tribunal et en 1988 il est admis à l’honorariat. Du 1964 à 1977, il enseigne aussi à l’École des hautes études commerciales et consulaires de Liège.

Lui qui avait publié fréquemment dans les revues juridiques au Congo, peine à placer en Europe une contribution dans le même secteur. Il termine son ouvrage Ma mémoire africaine avec cette phrase désillusionnée : « Je me suis rabattu sur le folklore wallon ». Cette moisson a en effet été abondante : au moins 528 textes dans différentes revues locales. Et comme si cela ne suffisait pas, entre 1974 et 1980, il compose une demi-douzaine de romans de 180 à 220 pages, restés inédits. Il réussit en outre à publier 18 articles dans le Bulletin de l’académie royale des sciences d’outre-mer et dans quelques revues congolaises ainsi que trois livres dont les Institutes coutumières katangaises, une de ses œuvres majeures[8]. Il cherche à se positionner dans le débat des juristes et ethnologues sur la possibilité de l’évolution des coutumes et sur leur place dans le système judiciaire du Congo.

Tout au long de sa vie, deux aspects majeurs de l'idéologie coloniale ont dominé la pensée de Jean Sohier: la notion de créolité et le projet politique de la Communauté belgo-congolaise. Le concept de créolité fonctionnait d'abord dans le domaine culturel mais trouvait bientôt son expression dans le domaine politique pour arriver à la conclusion que les Européens de race, nés au Congo belge ou au Ruanda-Uurundi, avaient droit à la citoyenneté congolaise au même niveau que la population autochtone. Il n’était certainement pas le seul à le penser, mais il était l'un des rares à en avoir élaboré une base théorique. En 1952-1955, cette conception fait l’objet d’une passionnante correspondance, pas toujours cohérente, entre Gustaaf Hulstaert et Jean Sohier.

 

Honoré Vinck
27 maart  2020
vinck.aequatoria@skynet.be

 

 

Bibliographie

 

Sources inédites

Archives familiales : Curriculum vitae de Jean Sohier (avec bibliographie sélective). Manuscrit, 17 avril 1962, 5 p.

Archives familiales : Bibliographie dressée par Jean Sohier, 16 pages manuscrites, sans date.

Archives MSC Borgerhout. Originaux de la correspondance avec Gustaaf Hulstaert.

Archives Aequatoria, Bamanya, RDC, microfiches CH32-34.

Archives générales du Royaume, Bruxelles, Dépôt Cuvelier, Archives Africaines, dossier personnel Jean Sohier, K4562-D1289 ; K5697-D32285 ; K6357-D37501 ; K6654-D39825.

 

Sources imprimées

a) Textes autobiographiques

Au pays des witloofs. Un gosse d’Afrique en Belgique, in La Revue nationale belge, 1951, n° 211, pp. 78-80 ; nr 213, pp. 147-152. 1952, nr 222, pp. 48-50 ; nr 226, pp. 176-181.

Ma mémoire africaine, édition privée sous forme de brochure, 2005, 53 pages et également accessible en ligne https://www.yumpu.com/fr/document/read/16685118/ma-memoire-africaine-sohier (consulté le 25-2-2020). Abrégé : « Ma mémoire ».

La Mémoire d'un policier belgo-congolais, Bruxelles, Académie royale des sciences coloniales. 1974 (Classe des sciences morales et politiques, Mémoires in-8°, N.S. t. 42, fasc. 5, 1974).

 

b) Notices biographiques

Sohier (J.-L.), Jean Sohier et ses enfants, sans date, http://sohier.free.fr/Jean.htm (consulté le 18-2-2020).

‘Un interlocuteur soucieux’, Congo, une interview, in Bulletin salésien, 21, 1960, n°2, pp. 39-41.

Helbig (D), "Nzuzi", Le juge qui défend les petits, in Paroles du Congo belge : entretiens et témoignages, Bruxelles, Éd. Luc Pire, 2005, pp. 39-47.

Saga des Sohier au Congo [Généalogie 1885-1967], sans auteur http//sohier.free.fr/menufr.htm (Consulté le 25-2-2020).

 

c) Sélection des publications de Jean Sohier

Quelques traits de la physionomie de la population européenne d'Élisabethville, Bruxelles, Institut royal colonial belge, 1953 (Section des Sciences Morales et Politiques. Mémoires in-8°, 29, n° 4, 1953).

Le droit coutumier Congolais. Réflexions sur sa nature, son étude, son application, son avenir, in Journal des Tribunaux d’Outre-Mer 6, 1955, n° 66, pp. 173-178.

Essai sur les transformations des coutumes, Bruxelles, Académie royale des sciences coloniales, 1956 (Classe des Sciences morales et politiques, Mémoires in-8°, N. S., t. 5, n° 8, 1956).

Répertoire général de la jurisprudence et de la doctrine coutumières du Congo belge et du Ruanda-Urundi jusqu’au 31 décembre 1953, Bruxelles, Larcier, 1957.

Sohier (J.), Problèmes d’organisation judiciaires dans l’État du Katanga, in Publications de l’Université d’État à Élisabethville, vol. 1, juillet 1961, pp. 99-122.

Institutes coutumières katangaises. Les personnes et les biens, Élisabethville, Éditions du Cepsi, 1964 (Mémoires du Cepsi, n° 19) (également publié en livraisons dans Bulletin du Cepsi, 1963, n° 62, pp. 3-83 ; n° 63, pp. 1-79 ; 1964, n° 64, pp. 3-90 ; 1964, n° 65, pp. 3-84.

 

Travaux scientifiques

Vanderlinden (J.), Administrateurs et magistrats belges face aux droits coutumiers. Esquisse d'une évocation d'un passé colonial, in Anamnèse, Paris, L’Harmattan, 2015, n° 10.

Vanderlinden (J.), Essai sur les juridictions de droit coutumier dans les territoires d'Afrique centrale, Bruxelles, Académie royale des sciences d’outre-mer, 1959 (Mémoires de la Classe des Sciences morales et politiques, N.S., t. 20, 1959, n° 2)

Vinck (H.), ‘Jean Sohier’, in Bulletin des Séances de l’Académie royale des sciences d’outre-mer, 59, 2013, pp. 95-107.

 

 


[1] Helbig (D.), "Nzuzi", Le juge qui défend les petits, in Paroles du Congo belge : entretiens et témoignages, Bruxelles, Éd. Luc Pire, 2005, p. 40

[2] Sohier (J.), La Mémoire d'un policier belgo-congolais, Bruxelles, Académie royale des sciences coloniales, 1974, pp. 6-7.

[3] Le rapport de Jean Sohier sur cette rencontre est d’une importance capitale pour l’interprétation des évènements de cette période ; cité par Stengers (J.), La reconnaissance de jure de l’indépendance du Katanga, in Journal of Belgian History 2006, p. 183.

[4] Sohier (J.-L.), Jean Sohier et ses enfants, sans date, http://sohier.free.fr/Jean.htm (consulté le 18-2-2020), p. 12.

[5] Sohier (J.-L), Olivet, Georges, in Biographie belge d’outre-mer, Bruxelles, ARSOM, 1977, Volume VII B, col. 277-287.

[6] Sohier (J.), Problèmes d’organisation judiciaires dans l’État du Katanga, in Publications de l’Université d’État à Élisabethville, vol. 1, juillet 1961, pp. 99-122.

[7] Sohier (J.), L’anticolonialisme aujourd’hui, in Congorudi, n. 98, 1991, pp 8-11.

[8] Sohier (J.), Institutes coutumières katangaises. Les personnes et les biens, Élisabethville, Éditions du Cepsi, 1964.

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Tomaison: 

Biographical Dictionary of Overseas Belgians