BERTRAND (Alexis Félicien)

BERTRAND, Alexis Félicien (Uccle, 25 mai 1870 – Uccle, 20 septembre 1946), militaire et haut fonctionnaire colonial.

 

Le colonel Bertrand dans le bureau de son domicile bruxellois (date inconnue – MRAC, Papiers Tercafs)

Alexis Bertrand naît dans une famille aisée. Son père, Alexis Joseph Bertrand (1840-1923), est un haut fonctionnaire à l'administration des Chemins de Fer de l'État et exerce les fonctions de bourgmestre (libéral) de la commune de La Hulpe de 1912 à 1921. Les liens familiaux de sa mère, Christine Jadot (1841-1911), sont particulièrement significatifs. Née à On-lez-Jemelle, tout comme son futur mari, elle est la sœur puînée de Jean-Baptiste Jadot, dont les fils seront de brillants ingénieurs et hommes d'affaires coloniaux. En effet, Jean Jadot se distinguera lors de la construction de chemins de fer en Chine et deviendra le gouverneur de la Société générale de Belgique, la principale banque du pays. Son frère, Lambert Jadot, sera le dirigeant de plusieurs grandes entreprises coloniales. Le fils d'un autre frère de Christine Jadot-Bertrand, Odon Jadot, effectuera lui aussi une prestigieuse carrière d'ingénieur et de dirigeant de sociétés au Congo. Alexis Bertrand junior est donc le cousin germain de véritables figures de proue du monde colonial belge.

Toutefois, ses cousins n'occupent pas encore ces positions éminentes lorsque le jeune Alexis s'engage au service de l'État Indépendant du Congo, le 21 août 1897. Il est alors un jeune lieutenant, fraîchement promu au terme d'une formation militaire classique qui débuta avec son engagement à l'École royale militaire en 1888. Il effectue un premier séjour au Congo de 1897 à 1901, essentiellement dans la région nord-est (notamment l'enclave du Lado). Quatre autres termes suivront cette première expérience africaine: 1902-1905, 1906-1909, 1909-1912, 1913-1917. Au fil de ces séjours successifs, il gravit un à un les échelons de la hiérarchie coloniale. D'abord promu commissaire de district dans le district de l'Ubangui, puis de l'Équateur et de l'Uélé, il devient commissaire général en 1910, puis inspecteur permanent dans l'Uélé (1913), adjoint du vice-gouverneur général de la Province orientale et enfin vice-gouverneur général ad intérim de cette province (1916). En 1915-1916, il s'occupe également de la logistique pour les troupes de la Force publique qui combattent les forces coloniales allemandes en Afrique de l'Est. Fin 1917, il quitte volontairement le Congo suite à des déboires avec ses supérieurs hiérarchiques, en particulier avec le gouverneur général Eugène Henry. Ce dernier lui reproche certaines faiblesses dans sa gestion administrative – allégations vigoureusement démenties par l'intéressé. Le 1er mars 1918, la carrière coloniale d'Alexis Bertrand prend donc officiellement fin sur une note amère. Parallèlement à sa carrière africaine, Alexis Bertrand monte également en grade au sein de l'armée belge, comme c'était l'habitude dans le milieu des militaires détachés au service de la colonie. Il est finalement promu au rang de colonel le 27 mars 1918. Lorsque sa pension militaire prend cours le 22 septembre 1919, Bertrand est âgé de 49 ans.

Si son parcours s'était arrêté là, l'intéressé ne se serait guère distingué de la grande masse de ses collègues. Toutefois, loin de se retirer de la vie active, Bertrand donne une nouvelle impulsion à sa carrière. Cette dynamique nouvelle est entièrement axée sur les problèmes sociaux du Congo. En effet, cet homme, fort d'une expérience de terrain longue de deux décennies, se singularise par une forte empathie pour ses « sujets » coloniaux, ainsi que par une réelle compassion pour le sort terrible que subissent les Congolais recrutés de force pour travailler dans les grandes entreprises européennes. Cette empathie est perceptible dès avant la Première Guerre mondiale, tant dans sa correspondance privée que dans ses rapports officiels. Il critique notamment le traitement inhumain infligé aux travailleurs noirs (par exemple dans les mines d'or de Kilo-Moto), il se soucie du déclin démographique que subit (ou risque de subir) la population congolaise, et il s'en prend à la « politique indigène », inadéquate selon lui, qui est menée par les autorités coloniales belges. Ces prises de position ne faibliront pas après sa mise à la retraite, bien au contraire.

Car dès 1920, il reprend contact avec le terrain congolais en effectuant des missions pour le compte de la Forminière. Cette puissante société coloniale, très active au Kasaï, est présidée par son cousin germain, Jean Jadot. Les liens familiaux qui unissent les deux hommes ont-ils joué un rôle dans l'engagement d'Alexis Bertrand? On peut le supposer, mais il est hélas impossible de le prouver. Il est par contre établi que la Forminière se distingue par son attitude critique envers les recrutements forcés de travailleurs congolais. Les missions confiées au colonel à la retraite ont trait, précisément, à la politique de la main-d'œuvre. Cette nouvelle activité de Bertrand l'amène également à devenir président de la Bourse du Travail du Kasaï en 1921, puis plus tard de l'Office central du Travail du Katanga en 1927. Ces deux organismes privés mais autorisés par les pouvoirs publics, ont pour mission de réguler le recrutement des travailleurs congolais par les employeurs européens.

Grâce à ses appuis au sein du monde des affaires colonial, Alexis Bertrand agit concrètement en faveur d'un meilleur traitement de la main-d'œuvre congolaise. Il peut également compter sur le soutien de certaines personnalités qui font partie des milieux administratifs et politiques métropolitains. Tout ceci explique l'implication grandissante du colonel dans les milieux coloniaux officiels. Fort de sa solide connaissance des réalités sociales congolaises, Bertrand se profile comme un véritable expert dans divers cénacles coloniaux belges. Il participe aux Congrès coloniaux belges, notamment en 1924 avec un rapport sur la main-d'œuvre congolaise. La Chambre des représentants l'élit en tant que membre du Conseil colonial en 1922, une position qu'il occupera jusqu'à la veille de son décès. En 1924, il devient membre de la Commission pour l'étude de la main-d'œuvre au Congo belge. Il est admis au sein de l'Institut royal colonial belge en tant que membre associé en 1930, et en tant que membre titulaire l'année d'après.

Inlassablement, le colonel Bertrand critique le traitement infligé aux travailleurs congolais, et cela lui cause de solides inimitiés. Dans un rapport datant de 1932, il s'en prend aux pratiques en vigueur aux mines d'or de Kilo-Moto. Cela déclenche une vive polémique avec le dirigeant de cette entreprise, le général Georges Moulaert. Ce dernier est une personnalité très en vue et très influente de l'establishment colonial: de plus en plus, le colonel Bertrand est donc considéré comme un « gêneur », comme un critique dangereux du système en vigueur. Sa vie privée est également marquée par un certain non-conformisme, car ce célibataire endurci épouse en 1939 Jeanne Tercafs, de vingt-huit ans sa cadette. Cette jeune femme est une artiste sculpteur qui effectue plusieurs séjours au Congo entre 1935 et 1940, grâce à des bourses artistiques décernées par les autorités. Elle séjourne en pays mangbetu, une région que connaît bien Alexis Bertrand. Ce dernier s'intéresse aux arts africains, car il fait partie de la Commission pour la protection des arts et métiers indigènes, créée en 1935. Dès 1937, Bertrand présente les travaux de Jeanne Tercafs, sa future épouse, à la tribune de l'Institut royal colonial.

La Seconde Guerre mondiale sonnera le glas des nombreuses activités de Bertrand dans les milieux coloniaux belges. En effet, le colonel se range parmi ceux qui ne s'opposent pas radicalement à tout contact avec les autorités occupantes. À cette époque, certains dirigeants coloniaux belges considèrent en effet la victoire allemande comme définitive et irréversible. S'efforçant de tirer le « meilleur parti » de cette nouvelle donne, ces personnalités tentent de créer une certaine entente avec les Allemands sur le plan colonial. Bertrand fait partie de ce groupe. Il fréquente notamment des dirigeants du Kolonialpolitisches Amt du NSDAP, le service colonial du parti nazi. L'occupant tente d'attirer le Congo belge dans sa sphère d'influence. Ces contacts sont évidemment reprochés à Bertrand dès la libération de la Belgique en septembre 1944. L'auditorat militaire ouvre une enquête sur ses agissements et l'inculpe en juillet 1945, mais sans le placer en détention. Bertrand devient ainsi un véritable paria. Il démissionne spontanément de l'Institut royal colonial cette même année, et fait également savoir à la Chambre des représentants qu'il ne sollicite pas le renouvellement de son mandat au sein du Conseil colonial. Affligé par le décès prématuré de son épouse en 1944, le colonel meurt à Ixelles le 20 septembre 1946, peut-être isolé et aigri; sans aucun doute discrédité. Il subit une véritable damnatio memoriae: son souvenir sera effacé des annales coloniales officielles, comme l'atteste l'absence de toute notice le concernant dans la Biographie coloniale belge, un ouvrage de référence bien connu qui est publié après la guerre et qui retrace le parcours colonial de nombreuses figures, souvent bien moins importantes que lui.

 

Guy Vanthemsche
19 novembre 2019
Vrije Universiteit Brussel

 

Sources inédites

Musée royal de l’Armée et d’Histoire militaire (MRA), dossiers officiers (DO), dossier Alexis Bertrand.

Archives africaines du Service public fédéral des Affaires étrangères (AA) (maintenant conservées aux Archives générales du Royaume), dossier personnel de Bertrand, n° 2157, ou encore dans AA, SPA 961bis (autre dossier personnel de Bertrand).

AA, Papiers Bertrand, D 778.

Archives générales du Royaume (AGR), Papiers Louwers, n° 62.

Musée royal de l'Afrique centrale, Tervuren, Papiers Jeanne Tercafs.

Archives du Collège des Procureurs généraux, Bruxelles, dossier Alexis Bertrand, n° 27.878.

 

Sources publiées

a) Principales publications d'Alexis Bertrand

 

Préface au livre d'Adolphe Calonne-Beaufaict, Azande, Bruxelles, Lamertin, 1920, p. VII-XXXI.

Quelques notes sur la vie politique, le développement, la décadence des petites sociétés bantou du bassin central du Congo, in Revue de l'Institut de Sociologie [Solvay], 1, novembre 1920, n° 3, pp. 75-91.

Liste complète de ses études et communications publiés dans le Bulletin des séances de l'Institut royal colonial belge jusqu’en 1939 dans Devroey (É.), Table alphabétique générale 1930-1939 du Bulletin des séances, Bruxelles, Van Campenhout, 1940, v° « Bertrand ». À compléter par ses interventions publiées entre 1940 et 1944, notamment :

Quelques peuplades du Congo belge trop ignorées, in Bulletin des séances de l'IRCB, 13, 1942, n° 2, pp. 110-119.

Le problème du programme d'action coloniale, in Idem, 14, 1943, n° 1, pp. 87-90.

La fin de la puissance Azande, in Idem, 14, 1943, n° 2, pp. 265-283.  

 

b) Autres sources publiées

Le problème de la main-d'œuvre au Congo Belge. Rapport de la Commission de la main-d’œuvre indigène 1930-1931. Province orientale. Rapporteur : Monsieur le Colonel Bertrand, Conseiller colonial, Bruxelles, Lesigne, 1931, 261 pp. (cote de la BR : 7B/3084/1-6).

Conseil colonial. Compte rendu analytique des séances, Bruxelles, 1923-1940 (nombreuses interventions de Bertrand).

La question sociale au Congo. Rapport au Comité du Congrès national colonial. Compte rendu de la discussion en séance plénière du 24 novembre 1924, Bruxelles, Goeman, 1924, 250 pp. (interventions de Bertrand.

 

Travaux scientifiques

Vanthemsche (G.), Une figure singulière et méconnue du monde colonial belge: le colonel Alexis Bertrand et son action « réformiste » dans l'entre-deux-guerres, in Mabiala (P.) & Zana Etambala (M.), eds., La société congolaise face à la modernité (1700-2010). Mélanges eurafricains offerts à Jean-Luc Vellut, Paris-Tervuren, L'Harmattan-Musée royal de l'Afrique centrale, 2017, pp. 97-123 (Cahiers africains – Afrika Studies, 2016, nr. 89).

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Biographical Dictionary of Overseas Belgians