BIEBUYCK (Daniel)

BIEBUYCK, Daniel Prosper (Deinze, 1 octobre 1925 – Newton, Massachussets, 31 décembre 2019), anthropologue et professeur

Autoportrait de 1931 (collection particulière, La Panne)[1]

Fils de Marcel Gentiel Lodewyk Biebuyck et de Bertha Leonie Van Laere. Marié (1950) à Marie-Laurie (De Rycke) Biebuyck, dont il eut sept enfants : Brunhilde, Annick, Edwin, Hans, Jean-Christophe, Jean-Marie, et Beatrice.

Biebuyck est né dans un milieu populaire et catholique flamand. Ses parents, d'origine modeste, tiennent une boucherie dont la prospérité décline dans le contexte d'après-guerre. Néanmoins, Biebuyck est encouragé par son père à poursuivre des études universitaires. Il étudie la philologie classique et le droit à l'Université de Gand. En 1947, il rencontre Frans Olbrechts, directeur du Musée royal de l'Afrique centrale (MRAC) et enseignant l'ethnologie et les arts ethniques à Gand. Il abandonne l'étude du droit afin de se dédier à l'ethnologie, bien que celle-ci ne soit l'objet ni d'une formation, ni de subventions spécifiques dans le cadre belge. Il projette alors de partir à l'Université de Columbia à New York où Olbrechts a notamment été formé à l'anthropologie culturelle auprès de Franz Boas. Or, en 1948, l'Institut pour la Recherche scientifique en Afrique centrale (IRSAC) est fondé, dont Olbrechts préside la Commission des Sciences de l'Homme. Biebuyck poursuit une formation intensive d'un an à l'Université de Londres (1948-1949) aux côtés de Jacques Maquet, un autre aspirant anthropologue soutenu par Olbrechts. Ils sont tous les deux placés sous la tutelle de Daryll Forde et suivent les enseignements d'autres représentants émérites de l'anthropologie sociale britannique. Caractérisée par des études de terrain de longue durée à échelle modeste, cette approche met l'accent sur la complémentarité fonctionnelle des éléments politiques, économiques, rituels et religieux qui maintiennent la structure sociale. Elle laisse une empreinte forte sur les premiers travaux ethnographiques de Biebuyck[2].

En août 1949, il part pour le Congo belge en tant que premier anthropologue professionnel mandaté par l'IRSAC. Envoyé dans la province orientale du Kivu, il ne dispose alors d'aucune consigne particulière quant à l'organisation de ses recherches. Il profite de cette marge de manoeuvre pour étudier plusieurs peuples vivant autour des rives des lacs Kivu et Tanganyika. Jusqu'en 1953, il vit, accompagné de sa femme, auprès des peuples Zyoba, Bembe et Lega. La connaissance de leurs pratiques culturelles et artistiques n'est alors que fragmentaire dans la littérature ethnologique et dans les collections muséales. De 1953 à 1954, il regagne la Belgique afin de défendre sa thèse de doctorat sur la structure sociale des Bembe à l'Université de Gand. Puisqu'il est inscrit dans le programme doctoral de philologie classique, il reçoit le titre de docteur en Philosophie et Lettres. Toujours sous mandat de l'IRSAC, il retourne au Congo pour mener des recherches parmi d'autres peuples dont les Nyanga, auprès desquels il recueille un vaste répertoire de littérature orale. Ses publications de l'époque, rédigées en flamand, français et anglais, traitent des systèmes de parenté, de l'organisation sociale, de la culturelle matérielle, des rites et des sociétés initiatiques de l'Est du Congo. Sur le terrain, il récolte un grand nombre d'objets ethnographiques qui sont aujourd'hui conservés au MRAC ou au Musée de la ville de Gand.  Il est également affilié à l'Académie royale des Sciences d'Outre-Mer (ARSOM) en tant que membre correspondant.

De 1957 à 1961, Biebuyck enseigne l'anthropologie et les arts africains à l'Université de Lovanium à Léopoldville (Kinshasa) où il fonde également un musée ethnographique. Il participe à l'élaboration du film Les seigneurs de la forêt (1958) subventionné par la Fondation internationale scientifique (FIS), créée en 1956 à l'initiative de Léopold III, en tant que conseiller relatif aux activités des peuples Lega et Nyanga. Pendant cette même période, il est nommé membre de la Commission foncière pour le Congo. Il réalise des missions ethnographiques auprès de plus de quarante ethnies afin de rédiger des rapports sur les systèmes traditionnels de possession et d'exploitation des terres. Il est alors directement confronté aux nombreux conflits résultant de l'imposition du régime foncier occidental sur les pratiques agraires locales. En janvier 1960, Biebuyck co-organise le Second International African Seminar à Lovanium, parrainé par l'Unesco et l'International African Institute, dont est issu l'ouvrage collectif African Agrarian Systems (1963). Dans l'introduction de l'ouvrage, il avance que l'échec de certains plans de développement agricole et économique découle d'un défaut d'attention porté à l'imbrication d'éléments relatifs à la parenté, à la religion ou à l'exercice du pouvoir dans les systèmes fonciers traditionnels. Son inquiétude face au manque de compréhension des transformations sociales rapides que connaît le Congo en voie d'indépendance trouve également écho dans un pamphlet co-rédigé avec l'anthropologue britannique Mary Douglas (Congo Tribes and Parties, 1961). Il y analyse la formation de partis politiques et l'impact de leurs campagnes électorales lors des premières élections du Congo indépendant de 1960.

Si, dans ses propres travaux ethnographiques, l'élément colonial n'occupe pas une position centrale, les différentes formes que prennent les rapports de domination dirigent ses préoccupations intellectuelles et politiques. D'une part, témoin des ravages de la Seconde Guerre mondiale, il se montre inévitablement sensible aux injustices liées à la colonisation. Cela l'amène à critiquer les programmes de développement social des années 1950 en Afrique dont les effets accentuent les inégalités entre peuples. D'autre part, il devient rapidement conscient que la langue est un puissant instrument de contrôle social. Sa volonté initiale d'étudier la philologie, dans un contexte belge instituant l'hégémonie de la langue et de la culture françaises, n'est pas anodin. Cela motive également son apprentissage méthodique des langues autochtones afin de transmettre au plus juste la réalité sociale des peuples qu'il étudie. Ce rapport ambivalent à l'entreprise coloniale – dont il dépend toutefois pour mener ses recherches – marque bien d'autres anthropologues africanistes de sa génération.

Biebuyck quitte définitivement la République du Congo et son climat politique agité en 1961 pour les États-Unis. Il obtient un poste à l'Université du Delaware qu'il conservera jusqu'à son accès à l'éméritat en 1989. Il n'est pas le seul anthropologue belge à opter pour un départ professionnel aux États-Unis : Jacques Maquet et Jan Vansina, également mandataires de l'IRSAC dans les années 1950, font un choix similaire. Par ailleurs, Biebuyck maintiendra avec eux des relations de solidarité scientifique. Son émigration est entre autres motivée par la faiblesse institutionnelle du programme académique belge en anthropologie (Biebuyck 2001 : 114). Outre l'enseignement et la recherche muséale, le restant de sa carrière est consacré à la publication progressive du vaste matériel ethnographique recueilli entre 1949 et 1957 auprès des peuples Bembe, Lega et Nyanga.

L'étude anthropologique des arts d'Afrique centrale constitue un pan important de son œuvre. Il travaille pendant deux ans à l'Université de Californie à Los Angeles (1964-1966) comme professeur d'anthropologie puis comme premier conservateur des collections d'art africain de l'université. En 1969, il dirige la publication de l'ouvrage collectif Tradition and Creativity in Tribal Arts d'après une série de colloques organisés à l'Université de Californie sur les arts non occidentaux. Il y critique la rigidité du concept de « style tribal » comme moyen de classification des arts non occidentaux et plaide pour une analyse plus nuancée de la diffusion de traits artistiques au sein d'ensembles culturels qui ne correspondent pas toujours à la « tribu ». Il interroge également le poids des normes collectives, dans les sociétés traditionnelles, comme mécanisme limitant l'expression artistique individuelle. La position qu'il défendra tout au long de son oeuvre soutient que les significations et les fonctions des objets d'art varient selon des contextes rituels multiples. D'après lui, cette « analyse contextuelle » est indispensable à la compréhension du sens des objets d'art : celle-ci ne peut se résumer à une analyse formelle de l'objet, c'est-à-dire purement stylistique.

Cette thèse centrale de son oeuvre culmine dans la monographie Lega Culture. Art, initiation and Moral Philosophy Among a Central African People (1973). Il analyse la culture Lega dans ses rapports au Bwamé, une institution sociale et association volontaire à laquelle tous les membres de la société peuvent s'initier. Alors réprimée par l'autorité coloniale, cette institution perdurait néanmoins de façon semi-secrète. Selon lui, le Bwamé joue un rôle clé dans l'organisation sociale des Lega en tant qu'institution à la fois morale, économique, politique, séculaire et artistique. Au cours de ses recherches de terrain, il a participé à un grand nombre de cérémonies et s'est lui-même initié à plusieurs grades du Bwamé. Les différents objets (naturels ou fabriqués) utilisés dans le contexte initiatique retiennent particulièrement son attention. Le peuple Lega étant alors surtout connu pour ses sculptures d'ivoire, d'os et de bois, Biebuyck entend démontrer la complexité des systèmes symboliques dans lesquels les objets rituels prennent sens. En effet, ces objets sont associés à des performances dansées et chantées ou à l'énonciation d'aphorismes précis. Ces objets acquièrent un caractère didactique car ils permettent aux initiés d'incorporer les valeurs promues par le Bwamé et par extension la culture Lega. Il illustre donc le postulat selon lequel les objets d'art ne peuvent être étudiés indépendamment de leur matrice culturelle.

Biebuyck déplore à plusieurs reprises le manque d'études approfondies sur les arts africains (Biebuyck 1975 ; 1983). D'une part, il appelle à la systématisation et à la contextualisation des nombreux matériaux existant d'ores et déjà dans les musées. De l'autre, il exhorte les chercheurs à observer, de manière participative et immersive, les objets d'art dans leurs contextes culturels propres. Si, du côté francophone, l'ethnologie africaniste est indissociable de l'étude des arts ethniques, les objets d'art africain sont encore largement méconnus sur le continent américain. De ce fait,  Biebuyck contribue au dialogue de l'anthropologie culturelle avec l'étude des arts africains dans le milieu anglo-saxon. Bien qu'il évite toute affiliation à une école de pensée, il échange fréquemment avec d'autres africanistes anglophones tels que William Fagg (qu'il a rencontré pendant son année formatrice à Londres), Alan Merriam, Roy Sieber et Robert Farris Thompson. Il porte également l'ambitieux projet de compiler l'ensemble des informations disponibles sur les arts du Congo – projet qu'il n'achèvera pas mais dont seront issus deux volumes (The Arts of Zaire vol. I & II, 1985-1986). Grâce à sa position internationalement reconnue d'expert du peuple Lega, il participe aux catalogues de plusieurs expositions dédiées à leur art (par exemple Lega. Ethics and Beauty in the Heart of Africa, 2002).

L'autre pan de son oeuvre est consacré à la tradition littéraire orale des peuples d'Afrique centrale. L'important corpus de textes (contes, proverbes, épopées) recueilli auprès du peuple Nyanga entre 1954 et 1956 fera l'objet d'un travail de traduction conséquent né de son intérêt pour la linguistique. The Mwindo Epic from the Banyanga (1969, traduit avec l'aide de Kahombo Mateene, un de ses anciens étudiants de Lovanium, natif nyanga émigré aux États-Unis) et Hero and Chief : Epic Literature from the Banyanga (1978) rapportent plusieurs versions du récit épique du héros Mwendo. Contrairement à d'autres linguistes et folkloristes, il affirme que l'épopée héroïque n'est pas un genre littéraire exclusif aux sociétés occidentales ou lettrées (Biebuyck 1976, Westley 1991) : ce style narratif se retrouve aussi parmi certains peuples d'Afrique subsaharienne et se prête tout autant à l'étude comparative. Au-delà de la forme et du contenu de la littérature orale, il s'intéresse également à la figure culturelle du barde. L'ouvrage à deux voix Sherungu Muriro, Mémoires d'un Nyanga (2013) s'éloigne de la monographie classique, forme dominante de l'anthropologie du 20e siècle, pour adopter un mode dialogique. Biebuyck y retrace ses conversations avec un barde nyanga dont la trajectoire personnelle est prise dans les bouleversements socio-politiques de l'époque coloniale.

Jusqu'à la fin de sa carrière, Biebuyck s'investit dans la vie universitaire des États-Unis. il fait partie de la Fellow International Society For Folk-Narrative Research. Il fonde la chaire d'anthropologie (1969) et est à l'origine du programme pionnier en Black studies (1970) de l'Université du Delaware. Il est invité à enseigner à l'Université de Londres (1960), à l'Université de Yale (1968-1970, 1976-1977), à l'Université de New York (1971-1972) et à l'Université de Floride du Sud (1993-1995). Biebuyck défend l'étude des arts africains au même titre que celle des arts occidentaux jusqu'à son décès en 2019, presque sept décennies après le début de ses recherches menées au Congo belge. Son anthropologie particulariste, mise au service des patrimoines culturels et artistiques des peuples auprès desquels il a vécu, offre sans aucun doute un témoignage historique important qu'il reste encore à analyser.

 

Shana Riethof
Diplômée en anthropologie de l'Université libre de Bruxelles
15 avril 2021

 

Bibliographie

Sources d'archives

Tervuren, MRAC, Section d’Ethnographie, Dossiers Ethnographiques (1e série), DA.2.486

Tervuren, MRAC, Section d’Ethnographie, Dossiers d’acquisition (2e série), DA.3.56

 

Sources inédites

Biebuyck (D.), De sociale instellingen der Babembe. Gand, Université de Gand, 1954. (Thèse non publiée)

 

Sources publiées

a) Publications de Daniel Biebuyck

African Agrarian Systems (ed), Londres, Oxford University Press, 1963.

Tradition and Creativity in Tribal Art (ed), Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1969.

Lega Culture : Art, Initiation, and Moral Philosophy Among a Central African People, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1973.

Textual and Contextual Analysis in African Art Studies, in African Arts, 8, 1975, pp. 48-51.

The African Heroic Epic, in Journal of the Folklore Institute, 13, 1976, pp. 5-36.

Symbolism of the Lega Stool,  Philadelphie, ISHI, 1977 (Working Papers in the Traditional Arts).

Hero and Chief : Epic Literature from the Banyanga, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1978.

Statuary from the Pre-Bembe Hunters : Issues in the Interpretation of Ancestral Figurines Ascribed to the Basikasingo-Bembe-Boyo, Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale, 1981.

African Art Studies Since 1957 : Achievements and Directions, in African Studies Review, 26, 1983, 3-4, pp. 99-118.

The Arts of Zaire. Southwestern Zaire, vol. 1, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1985.

The Arts of Zaire. Eastern Zaire: The Ritual and Artistic Contexts of Voluntary Associations, vol. 2, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1986.

Olbrechts and the Beginnings of Belgian Professional Anthropology, in Petridis (C.), ed., Frans M. Olbrechts (1899-1958): In Search of Art in Africa, Anvers, Ethnographic Museum Antwerp, 2001, pp. 103-114.

Lega. Ethics and Beauty in the Heart of Africa, Gand,  Snoeck-Ducaju & Zoon, 2002.

Sherungu Muriro, Mémoires d’un Nyanga, Paris, Geuthner, 2013.

Biebuyck (D.) et Biebuyck (B.), We Test Those Whom We Marry : An Analysis of Thirty-Six Nyanga Tales, Budapest, African Research Program, Loránd Eötvös University, 1987.

Biebuyck (D.) et Douglas (M.), Congo Tribes and Parties, Londres, Royal Anthropological Institute, 1961.

Biebuyck (D.) et Mateene (K.), The Mwindo Epic from the Banyanga, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1969.

Biebuyck (D.) et Mateene (K.), Mwendo : une épopée Nyanga (RdC), Paris, Association Classiques Africains, 2002.

Biebuyck (D.) et Mateene (K.), Une anthologie de la littérature orale Nyanga, Bruxelles, Académie royale des Sciences d'Outre-Mer, 1970.

 

b) Travaux scientifiques

Ben Amos (P.), African Visual Arts from a Social Perspective, in African Studies Review, 32, 1989, 2, pp. 1-53.

Nicaise (J.), Applied Anthropology in the Congo and Ruanda-Urundi, in Human Organization, 19, 1960, 3, pp. 112-117.

Westley (D.), A Bibliography of African Epic, in Research in African Literatures, 22, 1991, 4, pp. 99-115.

 


[1] Photo: Daniel Biebuyck (avec la permission de sa fille, Brunhilde Biebuyck).

[2] Le site web personnel de l'intéressé a été d'une grande aide pour la rédaction de cette notice : https://danielbiebuyck.com/. Je remercie également Brunhilde Biebuyck d'avoir complété certaines informations.

 

 

 

 

 

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Tomaison: 

Biographical Dictionary of Overseas Belgians